
Le Métier Ignoré qui Vaut des Milliards. Enquête sur un Levier Stratégique pour l’Afrique.
Introduction : Le Coût d’un Angle Mort Stratégique
Au moment où le continent africain connaît la plus forte vague d’urbanisation de l’histoire de l’humanité, ses nations sont collectivement en train de négliger une profession fondamentale, indispensable à la création de villes résilientes, économiquement viables et agréables à vivre : l’architecture du paysage. Cet « angle mort » n’est pas une simple omission, mais une défaillance stratégique qui se chiffre en milliards de dollars et entraîne des conséquences écologiques et économiques en cascade. L’absence d’une ingénierie du paysage structurée et reconnue n’est pas un débat esthétique, mais une question de sécurité économique, de santé publique et de souveraineté nationale.
Les enjeux sont quantifiables et alarmants. Au Maroc, qui servira de cas d’étude principal pour cette enquête, le coût de la dégradation de l’environnement est estimé à près de 32,5 milliards de dirhams par an, soit 3,52 % de son Produit Intérieur Brut (PIB). Ce chiffre vertigineux, issu de rapports du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) et de la Banque Mondiale, décompose une réalité alarmante : la pollution de l’air coûte à elle seule 9,7 milliards de dirhams (1,05 % du PIB), tandis que la dégradation des ressources en eau, dans un pays en situation de stress hydrique sévère, représente le fardeau le plus lourd avec un coût équivalent à 1,26 % du PIB. Ces pertes ne sont pas des fatalités ; elles sont le symptôme direct d’une planification urbaine qui a systématiquement sous-évalué l’importance des infrastructures vertes, de la gestion intégrée des écosystèmes et de la conception durable des territoires – compétences qui sont au cœur même du métier d’architecte-paysagiste.
L’intégration du paysage n’est pas une question esthétique, mais un enjeu de performance économique et de résilience pour les villes africaines.
Le Maroc se trouve à un carrefour critique. Le Royaume possède un héritage riche, mais largement oublié, d’urbanisme guidé par le paysage – le concept de « ville-paysage » – et est porté par une Vision Royale ambitieuse en matière de développement durable. Cependant, cette vision se heurte à un vide professionnel et réglementaire flagrant. L’organisation conjointe de la Coupe du Monde de la FIFA 2030 avec l’Espagne et le Portugal constitue un point d’inflexion décisif. Cet événement mondial sera soit le révélateur brutal de cette faiblesse structurelle, soit le catalyseur d’un changement de paradigme indispensable. Les projets d’infrastructures massifs, à commencer par le Grand Stade de Casablanca, exigeront une expertise en paysage de classe mondiale, posant une question fondamentale : le Maroc saura-t-il capitaliser sur cette opportunité pour construire une filière nationale d’excellence ou continuera-t-il à dépendre d’une expertise importée, manquant ainsi une occasion historique de développement local?
Ce rapport propose une analyse multi-scalaire de ce paradoxe. Partant d’une enquête approfondie sur la situation marocaine, il élargira la perspective au contexte continental africain, tout en se référant aux meilleures pratiques mondiales. L’objectif est de modéliser les coûts économiques et écologiques de l’inaction, de projeter les opportunités futures et de formuler des recommandations stratégiques claires à l’intention des décideurs politiques, des investisseurs et des institutions financières internationales. L’enjeu est de démontrer que la reconnaissance et l’intégration de l’architecture du paysage ne sont pas une dépense, mais l’un des investissements les plus rentables que l’Afrique puisse faire pour son avenir.
I. Le Paradoxe Africain : Un Levier Stratégique à l’État Gazeux
L’urbanisation galopante du continent africain, qui verra sa population urbaine doubler d’ici 2050, représente à la fois une opportunité de développement sans précédent et un risque systémique majeur. La création de villes durables, résilientes et inclusives est au cœur de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, qui vise une « Afrique intégrée, prospère et pacifique ». Pourtant, la réalisation de cette ambition se heurte à une carence structurelle : la sous-reconnaissance de la profession d’architecte-paysagiste, un acteur clé dans la conception de systèmes urbains viables. Sur le continent, le statut de cette profession varie considérablement, oscillant entre une reconnaissance légale solide, une autorégulation fragile et une quasi-inexistence institutionnelle.
1.1. Un Continent, des Réalités Contrastées
L’état de la profession en Afrique est un véritable patchwork, révélant des trajectoires de développement institutionnel très différentes, souvent influencées par les héritages coloniaux et les cadres juridiques nationaux.
- L’étalon-or – L’Afrique du Sud : L’Afrique du Sud se distingue comme l’unique exception sur le continent où la profession d’architecte-paysagiste est non seulement bien organisée mais aussi réglementée par la loi. Les professionnels sont reconnus par le Conseil sud-africain pour la profession d’architecte-paysagiste (SACLAP), un organe statutaire qui garantit les standards de compétence et d’éthique.
- Le modèle d’autorégulation – Le Kenya : Le Kenya représente une étape intermédiaire. La profession y est reconnue en tant que section de l’Association Architecturale du Kenya, mais cette reconnaissance relève de l’autorégulation et n’est pas inscrite dans la loi.
- Le défi francophone – Maroc et Tunisie : La situation dans de nombreux pays d’Afrique francophone, comme le Maroc et la Tunisie, est particulièrement préoccupante. Ici, la profession existe dans un état de non-reconnaissance officielle. Les architectes-paysagistes sont regroupés au sein d’associations, comme l’Association des Architectes Paysagistes du Maroc (AAPM), mais ces entités n’ont pas de statut légal contraignant.
Cette divergence entre les modèles anglophones et francophones est profondément enracinée dans des héritages juridiques distincts. Le modèle francophone, inspiré du système français, tend à centraliser l’autorité professionnelle au sein d' »Ordres » définis par la loi. La loi marocaine n° 016-89 de 1993, qui régit la profession d’architecte, en ne mentionnant pas l’architecture du paysage, crée un vide juridique qui favorise un monopole de fait pour la profession d’architecte. La solution passe nécessairement par une réforme législative, et non par une simple action de plaidoyer.
Face à ce tableau hétérogène, des organisations comme la Fédération Internationale des Architectes Paysagistes – Région Afrique (IFLA Africa) jouent un rôle crucial. Leurs efforts doivent être alignés avec les objectifs de haut niveau de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, qui prône une urbanisation durable et inclusive.
II. Enquête au Maroc : Anatomie d’une Profession en Quête de Reconnaissance
Le Maroc incarne de manière saisissante le paradoxe africain. Doté d’une histoire urbaine où le paysage a joué un rôle fondateur et d’une volonté politique affichée pour le développement durable, le pays peine à traduire ces atouts en une filière professionnelle structurée et reconnue.
2.1. L’AAPM : Un Combat pour la Structuration d’une Filière
Au cœur de la lutte pour la reconnaissance se trouve l’Association des Architectes Paysagistes du Maroc (AAPM). Fondée officiellement le 28 décembre 2010, elle regroupe les professionnels de la conception du paysage issus d’écoles reconnues internationalement et exerçant au Maroc.
« Sans cette reconnaissance, trop peu de jeunes souhaitent étudier dans la filière du paysagisme marocaine. Ils se retrouvent plutôt intéressés par l’architecture qui est un secteur relativement saturé… Au Maroc, 20 à 30 % de nos architectes paysagistes exerçant en agence sont français! »
2.2. Le Vide Juridique et le Monopole de Fait
La principale entrave à la reconnaissance de la profession est la Loi n° 016-89 qui, en définissant le champ de la maîtrise d’œuvre architecturale sans délimiter celui de l’architecture du paysage, a créé un vide juridique que l’Ordre des Architectes a naturellement comblé, établissant un monopole de fait sur les grands projets d’aménagement.
Cette situation a une conséquence pratique directe : les architectes-paysagistes sont systématiquement marginalisés. « Trop souvent, on fait appel à l’architecte-paysagiste à la fin d’un projet, alors qu’il devrait intervenir dès le début », déplore Akram El Harraqui. Cette intervention tardive transforme un acteur stratégique en simple exécutant esthétique.
2.3. Le Paradoxe de la Formation : Un Savoir-Faire Existant mais non Structuré
Le système public marocain forme d’excellents ingénieurs horticoles via l’Institut Agronomique et Vétérinaire (IAV) Hassan II, mais peine à produire les « paysagistes concepteurs » et les stratèges territoriaux dont le pays a un besoin criant. Cette inadéquation entre la formation et les besoins du marché perpétue le vide professionnel et renforce la perception réductrice du métier. C’est ce qui a poussé des praticiens comme Mounia Bennani à militer pour « la création au Maroc d’une École du paysage pour former des architectes-paysagistes marocains du niveau des grandes écoles de paysage internationales ».
Des figures comme Mounia Bennani militent pour la reconnaissance et la structuration de la profession au Maroc.
III. L’Équation Économique : Le Coût de l’Oubli
La non-reconnaissance de l’architecture du paysage est une décision économique aux conséquences lourdes. L’absence d’une approche intégrée se traduit par des coûts directs liés à la dégradation de l’environnement et par des manques à gagner significatifs.
3.1. La Facture de la Dégradation : Chiffrer l’Impact
Les données du CESE et de la Banque Mondiale sont sans équivoque : la dégradation de l’environnement représente une charge annuelle de 32,5 milliards de dirhams (3,52 % du PIB). Chaque dirham non investi dans une conception paysagère intelligente en amont se traduit par des multiples de ce dirham dépensés en aval pour gérer des crises sanitaires, des catastrophes naturelles et des pertes de productivité.
| Domaine de Dégradation | Coût Annuel (milliards MAD) | Coût en % du PIB |
|---|---|---|
| Coût Total de la Dégradation | 32,5 | 3,52 % |
| Dégradation des Ressources en Eau | 11,6 (approx.) | 1,26 % |
| Pollution de l’Air | 9,7 | 1,05 % |
| Dégradation des Sols | 5,0 | 0,54 % |
| Mauvaise Gestion des Déchets | 3,7 | 0,40 % |
| Dégradation Côtière | 2,5 | 0,27 % |
3.2. Le Manque à Gagner : Opportunités Manquées dans l’Économie Verte
Au-delà des coûts directs, la marginalisation de la profession engendre un manque à gagner considérable. Dans l’immobilier, de nombreux projets se contentent d’un « greenwashing » de façade, faute d’expertise pour concevoir des espaces extérieurs réellement durables et performants. De même, le développement du tourisme vert dépend de la capacité à créer des aménagements qui s’intègrent harmonieusement dans des paysages sensibles, le cœur de métier de l’architecte-paysagiste.
IV. Villes-Paysages et Infrastructures Vertes : La Vision Royale face au Terrain
La Vision Royale pour un développement durable offre un cadre puissant. Cependant, sa mise en œuvre se heurte à une planification urbaine qui a oublié son propre héritage : le concept historique de « ville-paysage ».
4.1. L’Héritage de la « Ville-Paysage » : Un Concept à Réactiver
L’idée de construire la ville en s’appuyant sur la nature est au fondement de la création des villes modernes du pays. Sous l’impulsion de Lyautey, le paysagiste Jean-Claude Nicolas Forestier a été mandaté avant même l’architecte-urbaniste Henri Prost. Cette approche de « faire la ville par le paysage » a utilisé les parcs et jardins comme l’armature structurante du développement urbain, donnant naissance à de véritables « villes-jardins », dont Rabat, patrimoine mondial de l’UNESCO, est le prototype.
L’héritage de la « ville-paysage » marocaine, un concept avant-gardiste à réactiver pour les villes de demain.
4.2. Cas d’Étude – Casablanca : Du SDAU au Grand Stade
C’est le projet du Grand Stade Hassan II à Benslimane, pièce maîtresse de la Coupe du Monde 2030, qui cristallise les enjeux. Le projet lauréat (Oualalou + Choi et Populous) s’inspire de la culture marocaine avec une structure évoquant un « Moussem » et intègre de manière proéminente des « jardins luxuriants » et une « oasis de verdure ». Ce projet réaffirme les principes de la « ville-paysage », mais il révèle aussi une dure réalité : sa conception est portée par des firmes internationales et une élite locale formée à l’étranger, soulignant le déficit d’une filière nationale structurée.
Conclusion : L’Investissement le Plus Rentable pour l’Avenir de l’Afrique
La reconnaissance de la profession d’architecte-paysagiste n’est pas une question de niche. C’est l’un des investissements les plus rentables que les nations africaines puissent réaliser. En agissant à l’interface de l’écologie, de la technique et de l’économie, il est le professionnel le mieux placé pour concevoir des villes qui gèrent durablement l’eau, améliorent la santé publique et s’adaptent au changement climatique. Ignorer ce métier, c’est se priver d’un levier stratégique fondamental. Le reconnaître, le former et l’intégrer, c’est débloquer des milliards de dollars de valeur écologique et économique pour un avenir africain prospère et durable.
Les experts et les solutions qui façonnent les villes de demain se rencontrent à Garden Expo Africa. Soyez au cœur de la transformation.
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